Hau

Rencontre publiée dans Magazine n°32, décembre 2005 janvier 2006

J’étais ravi de revoir Antoine. Nous nous sommes promis de déjeuner très vite ensemble. « Il était gentil avec toi ce monsieur à Paris Photo, il t’aimait bien, on aurait dit que c’était sincère » m’a dit le petit poney sur le scooter. Il m’a offert un livre. Rien ne l’y obligeait. Mais son inconscient lui a certainement fait croire le contraire un instant.

Nous nous étions croisés quelques mois avant dans un restaurant, et cette fois-là j’avais commencé par lui faire des reproches. Pourquoi ne jamais m’avoir rappelé alors que je lui avais laissé tellement de messages ? Malgré cette entrée en matière un peu brutale, la conversation avait très vite retrouvé la chaleur qui lui était naturelle. Mais j’avais ensuite fait le compte de ces manifestations d’inimitié par défaut : un e-mail pour l’inviter à dîner, un coup de fil ensuite juste pour savoir comment il allait, un autre pour connaître son avis sur un photographe ; tous restés sans réponse. J’avais été franchement vexé qu’il ne prenne pas même la peine de décrocher son téléphone. Mon pote Chienge lui aussi s’était étonné : Antoine avait disparu au milieu d’un projet qu’ils avaient ensemble.

J’avais par ailleurs entendu parler de lui, je savais qu’il ne lui était rien arrivé de grave. Mais je regrettais de ne plus profiter de sa nature joviale, de sa conversation passionnée et exigeante, de son amabilité sans affectation, de sa grande culture, de son jugement sûr, de son caractère fier et sensible. Son amitié me manquait, et je refusais de comprendre pourquoi il paraissait m’en vouloir. Car j’avais oublié que, des années avant, il avait grâce à moi gagné beaucoup plus d’argent que prévu. Depuis, il se sentait mon obligé. Et j’étais devenu à mes propres yeux, devant ce “ beau jeune homme, délicat, fier comme un lion et doux comme une jeune fille ” le Vautrin du Père Goriot. « Vous seriez une belle proie pour le diable », ajoute Balzac à l’adresse d’Eugène de Turenne. Je ne m’étais pas aventuré à dire quoi que ce soit de ce genre à Antoine, mais nous avions fait pire : le  serment, comme un pacte, de ne rien dire, jamais, de ces circonstances trop avantageuses.

L’argent s’était glissé sournoisement dans un interstice de nos relations amicales, et y avait laissé les traces indélébiles du ressentiment indicible. Je n’avais rien donné, pourtant, puisque l’on ne donne que ce dont on se prive et que l’opération ne m’avait rien coûté. Mais le lien social est un jeu d’obligations, que celles-ci soient envisagées comme des structures enserrant l’individu ou comme le résultat de son action. Et dans ce jeu, Antoine s’était senti trop redevable, handicapé avant même de jouer la partie par une dette imaginaire et insurmontable. Car la dette est une obligation qui suppose que l’un rende à l’autre ce que celui-ci lui a confié, cette restitution devant s’opérer dans le respect de certaines règles contractuelles précédemment définies. Mais nous n’avions rien défini à l’avance, le pacte était trop lâche, aux deux sens du terme, et ne respectait aucune équivalence entre les droits et les devoirs des parties contractantes. Nous n’avions pas respecté le fait qu’un devoir doit être purement contingent, le résultat d’une forme sociale totalement construite et pas du tout celui d’une loi naturelle. En croyant nous libérer de toute obligation par un simple consentement pour le silence, nous prenions le risque de nous aliéner. J’avais voulu lui faire cadeau de mon silence, et lui l’avait reçu comme un don. Au lieu de nous rapprocher, ce secret nous avait éloignés.

Car le don, quelle que soit sa forme, se distingue du cadeau en cela qu’il implique forcément la contraction d’une dette. J’ai trouvé dans un texte de Mauss, sociologue remis judicieusement au goût du jour dans les années 60 par le bien nommé Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, remettant en cause l’hégémonie des logiques économiques et la place d’un utilitarisme ontologique) l’explication de notre gêne : “ le don, s’il est volontaire, n’est jamais gratuit, n’est jamais sans intérêt. Le cadeau est libre et n’attend rien en retour ; le don oblige, il nous introduit dans un échange, à la fois choisi et contraint.” Le sociologue s’appuie sur l’observation des mécanismes du don dans les sociétés qu’il appelle “ archaïques ”. Ce que les Maoris appellent “ hau ” est beaucoup plus que ce que l’on donne, c’est aussi l’esprit de la chose donnée, comme si l’objet véhiculait une partie de la personne qui en fait don, de telle sorte qu’il faille rendre cette chose ou une autre pour s’estimer libéré. La chose ne vaut pas tant pour sa valeur que pour son esprit, mais les deux sont intimement liés.

En l’occurrence, la dette imaginaire d’Antoine n’obéissant pas aux logiques primaires de l’échange monétaire, il y a eu rupture de notre lien social. L’argent permet en effet de ne pas reproduire une relation, comme dans le cas des amours tarifés pour prendre un exemple trivial, il se substitue en tant qu’équivalent à la relation elle-même, pour une économie myope des rapports humains. Mais le seul don que j’aie fait est celui de mon silence ; un “ hau ” beaucoup trop abstrait pour envisager la moindre restitution, faute d’équivalent possible. Il n’en reste pas moins comme une partie de moi, qui te regarde depuis le haut d’un perchoir, au sein de ton inconscient.

Mathias Ohrel



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